Angl.: theatricality; All.: Teatralik, Theatralitât; Esp.:
teatralidad.
Concept formé probablement sur la même opposition
que littérature/littérarité. La théâtralité
serait ce qui, dans la représentation ou dans le texte dramatique,
est spécifiquement théâtral (ou scénique)
au sens où l'entend par exemple A. Artaud lorsqu'il constate
le refoulement de la théâtralité sur la scène
européenne traditionnelle: " Comment se fait-il qu'au
théâtre, au théâtre du moins tel que nous
le connaissons en Europe, ou mieux en Occident, tout ce qui est
spécifiquement théâtral, c'est-à-dire
tout ce qui n'obéit pas à l'expression par la parole,
par les mots, ou si l'on veut tout ce qui n'est pas contenu dans
le dialogue (et le dialogue lui-même considéré
en fonction de ses possibilités de sonorisation sur la scène,
et des exigences de cette sonorisation) soi laissé à
l'arrière-plan? ". Notre époque théâtrale
se caractérise par la recherche de cette théâtralité
trop longtemps occultée. Mais le concept a quelque chose
de mythique, de trop général, voire d'idéaliste
et d'ethnocentriste. Il n'est possible (étant donné
la pléthore de ses différents emplois) que de relever
certaines associations d'idées déclenchées
par le terme théâtralité.
1. Une épaisseur de signes
La théâtralité peut s'opposer au texte dramatique
lu ou conçu sans la représentation mentale d'une mise
en scène. Au lieu d'aplatir le texte dramatique par une lecture,
la mise en espace, c'est-à-dire la visualisation des énonciateurs,
permet de faire ressortir la potentialité visuelle et auditive
du texte, d'en appréhender la théâtralité
: " Qu'est-ce que la théâtralité? C'est
le théâtre moins le texte, c'est une épaisseur
de signes et de sensations qui s'édifie sur la scène
à partir de l'argument écrit, c'est cette sorte de
perception oecuménique des artifices sensuels, gestes, tons,
distances, substances lumières, qui submerge le texte sous
la plénitude de son langage extérieur " (Barthes).
De la même manière, dans le sens artaudien, la théâtralité
s'oppose à la littérature, au théâtre
de texte, aux moyens écrits, aux dialogues et même
parfois à la narrativité et à la " dramaticité
" d'une fable logiquement construite.
2. Le lieu de la théâtralité
Se pose alors la question de l'origine et de la nature de cette
théâtralité:
-faut-il la chercher au niveau des thèmes et des contenus
décrits par le texte (espaces extérieurs, visualisation
des personnages)? ;
-faut-il au contraire rechercher la théâtralité
dans la forme de l'expression, dans la manière dont le texte
parle du monde extérieur et dont il montre (iconise) ce qu'il
évoque par le texte et la scène ?
a. Dans le premier cas, théâtral veut tout simplement
dire: spatial, visuel, expressif, au sens où l'on parle d'une
scène très spectaculaire et impressionnante. Cet emploi
valorisant de théâtralité est très fréquent
aujourd'hui, mais somme toute banal et peu pertinent.
b. Dans le second cas, théâtral veut dire la manière
spécifique de l'énonciation théâtrale,
la circulation de la parole, le dédoublement visualisé
de l'énonciateur (personnage/acteur) et de ses énoncés,
l'artificialité de la représentation. La théâtralité
s'assimile alors à ce qu'Adamov nomme la représentation,
c'est-à-dire " la projection dans le monde sensible
des états et des images qui en constituent les ressorts cachés,
[...] la manifestation du contenu caché, latent, qui recèle
les germes du drame ".
3. L'origine de la théâtralité et le théâtre
L'origine grecque du mot théâtre, le theatron, révèle
une propriété oubliée, mais fondamentale, de
cet art : c'est le lieu d'où le public regarde une action
qui lui est présentée dans un autre endroit. Le théâtre
est bien, en effet, un point de vue sur un événement
: un regard, un angle de vision et des rayons optiques le constituent.
Ce n'est que par déplacement du rapport entre regard et objet
regardé qu'il devient le bâtiment où a lieu
la représentation. Longtemps dans la langue classique du
XVIIe et du XVIIIe siècle, le théâtre ce sera
aussi la scène proprement dite. Par une seconde translation
métonymique, le théâtre devient enfin l'art,
le genre dramatique (d'où les interférences avec la
littérature, si souvent fatales à l'art scénique),
mais aussi l'institution (le Théâtre-Français),
et enfin le répertoire et l'oeuvre d'un auteur (le théâtre
de Shakespeare). L'aboutissement de cet exil du théâtre
depuis le lieu du regard, se concrétise dans les métaphores
du monde comme théâtre (Theatrum Mundi) ou du sens
de lieu d'action (théâtre des opérations), ou
enfin de l'activité de l'histrion dans la vie de tous les
jours (faire du théâtre ou - pour actualiser l'idiotisme
- faire son cinéma).
En français, théâtre a gardé l'idée
d'un art visuel, alors qu'aucun nom n'a pris le sens du concept
de texte : le drame, à la différence de l'allemand
ou de l'anglais drama, n'est pas le texte écrit, mais une
forme historique (le drame bourgeois ou lyrique, le mélodrame)
ou la signification dérivée de " catastrophe
" (" drôle de drame ").
4. Théâtre pur ou théâtre littéraire?
La théâtralité est-elle une propriété
du texte dramatique? On le prétend souvent, lorsqu'on parle
de texte très " théâtral " ou "
dramatique ", suggérant ainsi qu'il se prête bien
à la transposition scénique (visualité du jeu,
conflits ouverts, échange rapide de dialogues). Ce n'est
toutefois pas là une propriété purement scénique,
et cette opposition entre un " théâtre pur "
et un théâtre " littéraire " ne repose
pas sur des critères textuels, mais sur la faculté,
pour le théâtre " théâtral "
- pour employer l'expression de Meyerhold - d'utiliser au maximum
les techniques scéniques qui remplacent le discours des personnages
et tendent à se suffire à elles-mêmes. Paradoxalement,
est donc théâtral un texte qui ne peut se passer de
la représentation et qui donc ne contient pas d'indications
spatio-temporelles ou ludiques autosuffisantes. On constate d'ailleurs
la même ambiguïté dans le qualificatif de théâtral
: tantôt cela signifie que l'illusion est totale; tantôt,
au contraire, que le jeu est trop artificiel et rappelle sans trêve
qu'on est au théâtre, alors qu'on aimerait se sentir
transporté dans un autre monde encore plus réel que
le nôtre. De cette confusion sur le statut de la théâtralité
découlent les polémiques souvent stériles sur
le jeu plus ou moins naturel de l'acteur.
L'histoire du théâtre retentit d'autre part de l'éternelle
polémique entre partisans du seul texte et amateurs du spectacle,
le texte et la littérature passant presque toujours pour
le genre noble et ayant pour eux l'avantage d'une conservation intacte
(ou du moins considérée comme telle) pour les générations
futures, tandis que la plus belle expression scénique est
aussi éphémère que le sourire d'une jolie femme.
Cette opposition est de nature idéologique : dans la culture
occidentale, on tend à privilégier le texte, l'écriture,
la succession du discours. À cela s'ajoute l'émergence
presque simultanée du metteur en scène (nommé
à la fin du XIXe siècle responsable de la visualisation
scénique du texte) et du théâtre comme art autonome.
Dès lors, c'est bien la théâtralité qui
devient le caractère essentiel et spécifique du théâtre
et qui, à l'ère des metteurs en scène, fait
l'objet des recherches esthétiques contemporaines. Pourtant,
l'étude textuelle des plus grands auteurs (de Shakespeare
à Molière et Marivaux) s'avère peu satisfaisante
si l'on ne tente pas de situer le texte dans une pratique scénique,
un type de jeu et une image de la représentation. S'il n'y
a donc pas d'opposition irrémédiable et absolue entre
théâtre pur et littérature, il y a bien une
tension dialectique entre l'acteur et son texte, entre la signification
que peut prendre le texte à la simple lecture et la modalisation
que la mise en scène lui imprime, dès qu'il est énoncé
par des moyens extraverbaux. La théâtralité
n'apparaît donc plus comme une qualité ou une essence
inhérente à un texte ou à une situation, mais
comme une utilisation pragmatique de l'outil scénique, de
manière à ce que les composantes de la représentation
se mettent réciproquement en valeur et fassent éclater
la linéarité du texte et de la parole.
5. Théâtralité et spécificité
Il n'y a pas d'essence absolue. S'il n'existe pas une essence du
théâtre, on peut du moins énumérer les
éléments indispensables à tout phénomène
théâtral. Deux définitions résument excellement
et parallèlement le fonctionnement théâtral
:
- Alain Girault: " Le dénominateur commun à
tout ce qu'on a coutume d'appeler " théâtre "
dans notre civilisation est le suivant : d'un point de vue statique,
un espace de jeu (scène) et un espace d'où l'on peut
regarder (salle), un acteur (gestuelle, voix) sur la scène
et des spectateurs dans la salle. D'un point de vue dynamique, la
constitution d'un monde " fictif " sur la scène
en opposition au monde " réel " de la salle, et,
dans le même temps, l'établissement d'un courant de
" communication " entre l'acteur et le spectateur "
(Théâtre/public, 5-6, juin 1975, p. 14).
- Alain Rey: " C'est précisément dans le rapport
entre le réel tangible de corps humains agissants et parlants,
ce réel étant produit par une construction spectaculaire,
et une fiction ainsi représentée, que réside
le propre du phénomène théâtre "
(Rey et Couty, 1980 : p. 185)
Pavis,
P. (1987). "Théâtralité". Dictionnaire
du théâtre, Paris: Éditions sociales.
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